Interview
Michel Sapin : En France, nous avions les mêmes craintes sur l’euro, mais elles ne se sont pas réalisées
L’ancien ministre français des Finances devant Capital.
Selon Michel Sapin, l’économie bulgare a fait de grandes avancées ces dernières années et s’est rapprochée de celle de l’Europe.
Michel Sapin est un homme politique français du Parti socialiste. Ministre des Finances de 1992 à 1993 et de 2014 à 2017. Avant cela, au début du mandat du président François Hollande, ministre des Affaires sociales. A différentes périodes, il a occupé d’autres postes et a été député. La loi anti-corruption « Sapin II », adoptée en 2016, porte son nom.
Monsieur Sapin, la Bulgarie est au seuil de la zone euro, mais il existe naturellement des craintes parmi la population, qui sont attisées par des politiciens, commentateurs, analystes... Comment répondriez-vous aux principales inquiétudes concernant la perte de souveraineté, l’inflation, la peur de voir la Bulgarie suivre le chemin de la Grèce... ? Dans quelle mesure l’expérience française peut-elle apporter des réponses à de telles inquiétudes ?
Les sujets que vous avez énumérés sont importants. Nous pouvons en discuter dans le respect des positions de l’une et de l’autre partie. Ce débat sur l’euro est tout à fait légitime à la veille de l’adhésion de la Bulgarie à la zone euro. Je peux expliquer comment les choses se sont passées en France et quels ont été les événements qui ont conduit à la crise en Grèce.
J’étais ministre des Finances lorsque nous discutions avec l’Allemagne de la manière dont nous pourrions passer à l’euro, et j’étais ministre, bien qu’avec un portefeuille différent, lorsque la France a adopté l’euro. A cette époque, nous avions exactement les mêmes débats et divisions. Au début, il y avait des inquiétudes matérielles quant à la façon dont tout cela se passerait, comment cela affecterait les prix et si les commerçants se mettraient à arrondir les prix vers le haut. Ce sont des discussions tout à fait normales. Mais il y avait aussi un débat plus profond, sur la souveraineté : sur cette question, les positions des Français étaient divisées. Nous avons organisé un référendum qui s’est prononcé en faveur de l’euro, mais pas avec une très large majorité. Au moment de l’adoption du traité de Maastricht en 1993 et lors du passage à l’euro en 2000, les partis étaient radicalement opposés : les uns étaient fermement contre, les autres fermement pour. Aujourd’hui, cette opposition n’est pas si forte et aucun parti, qu’il soit de droite ou de gauche, ne parle de sortie de la zone euro. Les Français sont très attachés à l’euro.
Il y a deux raisons pour cela. D’une part, on a vu que les craintes matérielles n’étaient pas justifiées. La transition vers la nouvelle monnaie a été très rapide et l’inscription du prix sur les étiquettes à la fois en euros et en francs a permis aux gens de s’y habituer facilement. Nous avions prévu de maintenir ces doubles étiquettes plus longtemps, mais les Français eux-mêmes y ont renoncé. En ce qui concerne la souveraineté, les Français ont constaté qu’être avec les autres, avoir une monnaie qui n’est pas seulement la vôtre, mais qui est soutenue par de nombreux pays solides, vous donne plus de sécurité. Et nous avons traversé avec succès deux crises : la crise financière de 2008-2009 et la crise sanitaire de 2020-2021. Elles nous ont montré que lorsqu’il y a une monnaie unique, quand il y a une banque centrale qui intervient de manière résolue sur le marché pendant la crise financière, et encore plus vite lors de la crise du Covid, c’est beaucoup plus facile de sortir des crises. C’est beaucoup plus facile que si vous restez isolés dans votre coin.
Concernant la Grèce, les Bulgares se demandent : « Passerons-nous par les mêmes difficultés? ». Si votre voisin se trouvait dans la situation financière et fiscale de la Bulgarie, il n’aurait pas connu ces secousses. Les problèmes de la Grèce et la réaction des marchés sont venus lorsque nous avons découvert que le déficit budgétaire et l’endettement de ce pays étaient bien plus élevés qu’annoncés. En regardant les données pour la Bulgarie, je vois que ces indicateurs sont en dessous des critères de Maastricht. J’étais ministre des finances pendant la crise grecque. J’ai participé à toutes les discussions et la volonté de la France était d’alléger les choses. Pour des raisons historiques et culturelles, la France est très attachée à la Grèce. J’ai été frappé par le fait que lorsque les Grecs débattaient non pas de comment dépenser plus, mais de comment se serrer la ceinture, de comment réduire les dépenses d’éducation, de santé, etc., ils sont restés attachés à l’euro. Comme vous le savez, le pays était dirigé par un gouvernement de gauche dont la rhétorique n’était pas particulièrement pro-euro, et pourtant, ils se sont battus dur pour que la Grèce garde l’euro. Le peuple grec s’est rendu compte que s’il restait seul, les marchés internationaux le balaieraient et qu’il ne serait plus en mesure d’emprunter de l’argent qu’à des taux extrêmement élevés, que malgré les restrictions, il serait mieux pour lui de rester dans la zone euro.
Et en ce qui concerne l’inflation, parce que je comprends qu’il existe une divergence d’opinions sur ce critère important, le passage à l’euro ne l’augmentera pas. Nous avons eu les mêmes craintes, mais elles se sont révélées infondées, comme dans d’autres pays d’ailleurs. Des négociations sont actuellement en cours entre les autorités bulgares et la Commission européenne et l’Eurogroupe. Le taux d’inflation est un critère pour rejoindre la zone euro, mais il n’est pas fixé. C’est la convergence qui est importante, il faut que les pays convergent afin que le pays soit prêt pour la zone euro. Je ne participe pas aux entretiens, mais je pense que ce sera le mode de réflexion lors de l’évaluation.
Vous avez dit convergence, mais une des critiques fréquentes des eurosceptiques en Bulgarie est que le pays n’est pas encore prêt, que la convergence économique n’est pas encore achevée, que les institutions ne sont pas suffisamment développées. Ces critiques sont-elles justifiées ?
Nous avons une expression qui dit qu’il ne faut pas être plus royaliste que le roi, c’est-à-dire vos critiques ne doivent pas être plus sévères que celles que formulerait l’Europe. L’économie bulgare a réalisé de grandes avancées ces dernières années et elle s’est réellement rapprochée des économies européennes. Bien entendu, il reste encore du chemin à parcourir, mais chaque pays a encore beaucoup à faire, cela vaut aussi bien pour la France que pour l’Allemagne, qui est souvent citée comme exemple de réussite financière et économique. Le fait que nous ne soyons pas parfaits aujourd’hui ne signifie pas que nous ne pourrons pas l’être demain. Nul n’est parfait.
La zone euro elle-même est souvent décrite comme une union monétaire inachevée. Comme vous avez participé à plusieurs reprises dans ces débats, voyez-vous une chance réelle d’une intégration fiscale plus étroite, susceptible de surmonter les risques ?
La zone euro est une union monétaire et, en tant que telle, elle est complètement intégrée. Nous avons une monnaie unique, une banque centrale qui régit les taux d’intérêt, la liquidité. Mais ce n’est pas une zone économique totalement intégrée, nous avons des budgets différents. Il s’agit d’une décision du traité de Maastricht : une politique monétaire unique et une coordination de la politique fiscale. Cela apporte une tranquillité d’esprit à ceux qui craignent pour leur souveraineté : nous conservons notre liberté en matière budgétaire et fiscale. Mais je pense que l’Europe doit créer davantage d’instruments fiscaux communs. Par exemple, elle peut harmoniser dans une grande mesure les régimes fiscaux, notamment en ce qui concerne les taux d’imposition des sociétés. Mais cela s’applique également à d’autres domaines. Nous avons un impôt très important qui est harmonisé, la TVA. Là, les possibilités de coordination sont beaucoup plus grandes. Mais quand il s’agit des impôts des personnes physiques, chaque pays dispose bien sûr de beaucoup plus de liberté.
Le fait d’avoir une monnaie unique et des budgets différents constitue l’une des difficultés de la zone euro. Selon la théorie économique classique, il faut que les deux jambes marchent ensemble, la monnaie et le budget. Lorsque la réalité ne correspond pas à la théorie, les critiques sont parfaitement légitimes. Pendant la pandémie du Covid, nous avons avancé sur cette question et nous avons vu de dépenses budgétaires communes en réponse à la pandémie et un prêt européen commun qui a été redistribué aux différents pays. Il me semble donc que nous pouvons continuer à faire cela par rapport à de grandes politiques communes, telles que la protection de l’environnement, la santé, etc., sans empiéter sur la souveraineté nationale. Il y a donc encore des progrès à faire sans parvenir à une intégration complète.
On dirait que la plus grande harmonisation fiscale est venue en dehors de l’Europe : le taux minimum commun d’imposition des sociétés. C’était le résultat d’une initiative mondiale visant à éviter le non-paiement des impôts. Que pensez-vous du taux d’imposition de 15% convenu entre plus de 130 pays pour les grandes entreprises internationales ?
Certains pays ont un impôt sur les sociétés de 5% comme l’Irlande, d’autres ont un taux de 30% comme la France. Vous les additionnez, vous les divisez et vous vous retrouvez quelque part autour de ces 15%. Il s’agit d’une valeur moyenne de compromis. L’idée principale est de lutter contre l’évasion fiscale, qui constitue un énorme problème. La question n’est donc pas de savoir si ce taux doit être de 15 ou 20%, mais comment il sera appliqué.
Pensez-vous que cet impôt commun sera efficace, ou rendra-t-il les schémas de contournement encore plus complexes et plus inventifs ?
Les schémas sont déjà si complexes qu’il est difficile pour un avocat ou un financier ingénieux d’en imaginer de plus complexes encore. Il existe de très bons mécanismes qui contribuent à accroître la transparence et à faire la lumière sur les avoirs dans les paradis fiscaux. Les différents pays ont des listes noires, des listes grises, et les organisations internationales telles que l’OCDE ont également de telles listes. Il existe également un très bon cadre juridique de divulgation des bénéficiaires effectifs des actifs. L’objectif est de dissuader les pays, qui tentent d’attirer des fonds de cette manière, de continuer à le faire. Il est donc très difficile pour les fraudeurs d’aujourd’hui d’inventer quelque chose de nouveau et de contourner l’application de ces outils. J’espère que nous pourrons avancer plus vite qu’eux.
Et pour terminer, votre nom est associé à la mise en place d’une législation anti-corruption assez complète en France. Dans le même temps, la Bulgarie est souvent décrite comme l’un des pays de l’UE qui connait les plus gros problèmes de corruption. Pensez-vous que les approches que vous avez utilisées en France peuvent également être appliquées en Bulgarie ?
Il est toujours préférable que votre nom soit associé à des lois anti-corruption qu’à des affaires de corruption. Le dispositif français de lutte contre la corruption, introduit par la loi Sapin II, s’inscrit dans le cadre de la Convention de l’OCDE de 1997 sur la lutte contre la corruption aux niveaux national et transnational. Celle-ci a été signée par une quarantaine de pays, qui sont très différents dans leur fonctionnement et leurs habitudes sociales. Si aujourd’hui la Bulgarie est confrontée à des problèmes de corruption, je ne connais aucun pays au monde qui puisse dire : « Non, nous n’avons pas de problèmes de corruption ». Aucun de nous ne peut donner des leçons ni expliquer à quel point vous êtes mauvais et à quel point nous sommes bons. Mais entre pays, nous pouvons coopérer en termes de politiques mises en place et d’outils créés. Je pense que c’est le cas actuellement en Bulgarie : il y a un débat, il y a une volonté exprimée. Il existe des outils efficaces qui permettent de détecter et de poursuivre plus efficacement les cas de corruption, ainsi que des outils qui permettent de la prévenir.
Un tel dispositif de prévention a été créé par la loi Sapin II qui oblige les entreprises à introduire certains mécanismes de transparence et de prévention des pratiques de corruption.
Avec de tels mécanismes et outils, les progrès peuvent être extrêmement rapides. Et enfin, encore un point sur la responsabilité des autres pays envers la Bulgarie. Ils sont responsables du comportement de leurs propres entreprises à l’étranger. Les Américains l’ont découvert il y a longtemps et ont introduit le concept d’extraterritorialité, qui leur permet de poursuivre en justice des entreprises pour leurs actes dans d’autres pays. Et nous avons fait la même chose en France. Si une entreprise bulgare à capitaux français obtient un contrat de manière malhonnête, la société mère peut être poursuivie pour des faits commis en Bulgarie. Le corrompu peut être poursuivi en vertu du droit bulgare et le corrupteur en vertu du droit français. Et quand il n’y a pas de corrupteur, il n’y a pas de corrompu.